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Cartographie policière : une analyse ethnographique

Catégorie: Cartographie, Institutions, Recherche, Reportages, Utilisateurs

Souvent concentrée sur le « crime mapping », l’analyse de l’usage de la cartographie par les forces de police oublie de considérer les pratiques quotidiennes, bien plus complexes et moins techniques. Mélina Germes, chercheur au laboratoire ADESS a mené l’enquête auprès de plusieurs brigades de gendarmerie, nous offrant une vision ethnographique, au plus près des usages réels.

Pourquoi s’intéresser aux cartes produites et utilisées par la police ? La géographe Mélina Germes y voit de nombreux intérêts. La production, la lecture, la discussion autour des cartes, leur transmission, sont des moments où des représentations de l’espace sont réaffirmées, en lien avec les pratiques sociales. Ce sont également des moments charnières de communication entre des acteurs aux rôles différenciés dans une institution complexe. Enfin, face à l’injonction de modernisation et d’expertise, les cartes ont leur rôle à jouer.

La carte murale du CORG, Groupement de la Gironde

La carte murale du CORG, Groupement de la Gironde

Une enquête approfondie

Accompagnée de deux autres chercheurs, elle a mené l’enquête en 2013 dans le cadre d’un projet monté en partenariat avec l’École des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN). « Le motif de notre visite était le recensement des bonnes pratiques dans le cadre du partenariat avec l’école afin de contribuer à la formation continue, ce qui explique la grande disponibilité et la confiance de nos interlocuteurs » note l’enquêtrice. Les chercheurs ont choisi l’immersion à l’école, au sein des offices nationaux, mais aussi des groupements de gendarmerie (niveau départemental) et des brigades locales (regroupement de communes). En tant que géographe de l’équipe, Mélina Germes a ainsi conduit de nombreux entretiens, assisté à des démonstrations et collecté tout un corpus de documents, numériques ou papier.

Oublions le crime mapping

Les gendarmes pratiquent les cartes depuis bien longtemps et n’ont pas attendu le numérique pour s’y intéresser. Mais les cartes de criminalité (crime mapping) faisant appel aux SIG et aux techniques du Web ne représentent pas la majorité des pratiques, même si elles sont largement médiatisées et analysées. Manipuler de tels outils implique des formations (aux outils et aux concepts criminologiques), des équipements, « mais aussi une adaptation de l’institution et une reconfiguration des modalités de travail » qui sont loin d’être généralisés. Pourtant, reconnaît la chercheuse, « les pratiques cartographiques sont omniprésentes dans le travail de gendarmerie à plusieurs échelons et dans plusieurs métiers. Elles sont ambivalentes, entre routine et désir d’innovation, entre illusion cartographique et désillusion technologique. »

Panoplie cartographique

Idéalement, les gendarmes connaissent si bien leur territoire qu’ils ne devraient pas avoir besoin de cartes. « Le mot carte évoque pour mes interlocuteurs en premier lieu les cartes topographiques au 1/50 000, les anciennes cartes d’état-major, qui font partie du volet militaire de la formation et qui concernent en priorité les officiers, c’est-à-dire les échelons moyens de la hiérarchie. » L’apprentissage passe par les courses d’orientation, l’élaboration de plans de déploiement ou de repli en situation. Cette pratique, qui pourrait paraître désuète, est en fait un élément essentiel de l’identité professionnelle en gendarmerie. Mais c’est aussi une pratique qui doit se confronter aux différentes bases de données qui sont désormais constituées et mises à la disposition des services (voir encadré). Même si certaines disposent de leurs propres modules cartographiques, ces derniers restent peu utilisés, et d’autres ressources sont mobilisées. Google Maps, ViaMichelin, OpenStreetMap… fournissent copies d’écran de plans et d’images aériennes, éventuellement annotés via un logiciel de dessin ou de traitement de texte. MapPoint est quelquefois utilisé pour certaines analyses succinctes. « Ce travail est parfois réalisé sur des ordinateurs portables privés, branchés à côté de l’ordinateur de service, avec des logiciels gratuits ou acquis sur les deniers personnels » observe Mélina Germes. Mélange de géolocalisation et de dessin, ces pratiques cartographiques s’appuient plus sur les savoir-faire autodidactes et les ressources individuelles que sur celles mises à disposition par l’institution. Du coup, les interlocuteurs de la géographe se sont souvent montrés réticents à présenter leurs cartes, qu’ils jugent eux-mêmes peu satisfaisantes et que l’expert pourrait juger sévèrement. Malgré ces limites, les cartes « fonctionnent comme un instrument efficace de communication et de partage des représentations », elles alimentent un discours sur l’espace que la géographe s’est attachée à analyser dans la dernière partie de son étude. Car derrière ces pratiques hybrides en mode débrouille, se cachent des normes et des pratiques professionnelles bien cadrées, qui contribuent à l’accomplissement d’un projet territorial. Mais elles apportent rarement une nouvelle interprétation de l’espace et servent plutôt à confirmer visuellement ce que l’on savait déjà.

Des polygones pour asseoir son autorité

Largement affichées dans les bureaux, les cartes administratives des territoires de compétence montrent l’imbrication spatiale des compétences sous forme de polygones. Ce même maillage est utilisé dans les cartes administratives de l’activité, cartes choroplèthes qui émaillent les rapports, sortes de rituels hiérarchiques établis dans une logique d’évaluation (les bons et les mauvais chiffres de l’activité). Les territoires ainsi matérialisés sont des assemblages sans interstices de communes, et constituent un élément essentiel de l’identité des groupements de gendarmerie.

Des points à maîtriser

Extrait d’une carte des vols à la roulotte recensés pendant deux semaines. Le fond Michelin est constitué d’une superposition par transparence d’une vue aérienne et d’une carte routière. Les points sont ajoutés et numérotés manuellement (copie d’écran recoupée d’un document image, BDRIJ).

Extrait d’une carte des vols à la roulotte recensés pendant deux semaines. Le fond Michelin est constitué d’une superposition par transparence d’une vue aérienne et d’une carte routière. Les points sont ajoutés et numérotés manuellement (copie d’écran recoupée d’un document image, BDRIJ).

Les cartes d’analyse, au contraire, sont plutôt réalisées sous forme de points. Dans le vocabulaire policier, il s’agit d’analyser les données de délinquance et de criminalité dans une démarche de prévention, de planification opérationnelle ou d’enquête de police judiciaire. À la recherche de causes et de motifs, elles concernent essentiellement les brigades départementales. Mais les autres échelons s’y essayent aussi et localisent les événements. C’est par exemple le cas pour l’accidentologie routière, représentée sous forme de symboles ponctuels sur fond de carte routière, élément visuel qui complète les tableaux de chiffres et graphiques produits mensuellement permettant à la hiérarchie d’organiser les contrôles. Même mode de représentation pour les crimes et délits, cartographiés par les brigades départementales de renseignements et d’investigations judiciaires pour les groupements. Ces cartes devraient pouvoir être établies automatiquement à partir de l’Infocentre. Mais, comme le géocodage n’est pas complet, les gendarmes les créent en localisant manuellement les procès-verbaux sur fond Google Maps ou ViaMichelin. Documents de travail transmis en fonction des besoins, ils devraient permettre d’identifier des logiques spatiales pour orienter la lutte contre tel ou tel phénomène, mais se limitent généralement à quelques punaises, dont la couleur varie en fonction de critères définis (résolu/non résolu, délit commis dans une maison/en extérieur….). Autre exemple analysé par la chercheuse, les cartes d’analyse criminelle dans le cadre d’une enquête judiciaire, qui représente, par une succession de points reliés par des flèches, les déplacements de tel ou tel criminel (ou plus précisément de son téléphone portable). Réalisées par des analystes, elles alimentent les rapports en apportant une visualisation synthétique. « Le nuage de points est l’opposé du polygone : alors que ce dernier évoque contrôle, présence et responsabilité, le nuage de points désordonnés et éparpillés évoque la spontanéité, le désordre, la déviance qui a échappé au contrôle » commente Mélina Germes.

Un réseau d’intervenants en opération

Extrait d’une carte représentant l’activation d’antennes de relais téléphoniques par deux téléphones portables dans le contexte d’une enquête de police judiciaire. La carte a été un élément du témoignage de l’enquêteur devant le tribunal, en pièce annexe au procès-verbal.

Extrait d’une carte représentant l’activation d’antennes de relais téléphoniques par deux téléphones portables dans le contexte d’une enquête de police judiciaire. La carte a été un élément du témoignage de l’enquêteur devant le tribunal, en pièce annexe au procès-verbal.

En matière de cartographie opérationnelle, celle constituée pour intervenir sur le terrain et coordonner les interventions, les photographies aériennes prennent toute leur place, car « elles leur donnent un aperçu du paysage et s’approchent le plus d’une reconstitution virtuelle de la réalité » comme le remarque la géographe. Ces cartes sont plus ou moins complexes. Les cartes de localisation sont les plus simples. Il s’agit de plans de villes, de cartes routières mais aussi de cartes des équipements embarqués. Les cartes d’intervention (qui viennent alimenter les ordres de mission) ou de reconstitution judiciaire sont complétées par un dessin manuel et une légende rappelant les dangers identifiés et le dispositif mis en place. En matière de cartographie tactique des forces en présence, les cartes topographiques sont désormais complétées par la géolocalisation en temps réel des véhicules et des appels au 17. Elles sont réalisées en salle d’appel du centre d’opération et de renseignement départemental. « Cette cartographie répond à la fois au besoin de structuration d’une action collective complexe sur un espace topographiquement stable mais dont les configurations sont changeantes, et au besoin d’une connaissance du territoire » interprète Mélina Germes. Les groupes d’acteurs sont matérialisés par des couleurs et forment une sorte de topographie des relations, une tentative de maîtrise via un équilibre des forces et des positions.

« Si une place de plus en plus importante est faite à l’analyse, il ne s’agit cependant pas d’un métier à part entière bénéficiant d’une formation spécifique » remarque la chercheuse. Ainsi, les applications SIG et les principes du crime mapping ont encore un long chemin à parcourir avant de pénétrer dans toutes les gendarmeries. Il n’en reste pas moins que les cartes sont omniprésentes : en diapositives pour présenter au public ou aux partenaires l’espace de compétence et les derniers chiffres ou dispositifs, en posters sur les lieux de travail, en illustrations dans des rapports confiés aux supérieurs hiérarchiques, en documents d’analyse d’un phénomène, en ordre de mission pour une intervention, etc. Elles sont consultées sur écran, sur papier, annotées. Par contre, elles restent instrumentales et ne semblent avoir aucune valeur esthétique ou symbolique. La situation décrite avec précision en 2013 évolue-t-elle ? L’enquête mériterait d’être menée à intervalles réguliers.

 

Quelles bases de données pour la gendarmerie ?
La base de données de sécurité publique de la gendarmerie nationale (BDSP) permet de géolocaliser en temps réel les véhicules de la gendarmerie équipés de GPS et les appels aux centres d’appel d’urgence. Elle dispose d’un module cartographique.
La base nationale des statistiques de la délinquance (BNSD) est alimentée par les différentes brigades. Les données sont compilées et mises à disposition via un Infocentre qui organise tous les crimes et délits selon la nomenclature « État 4001 » (une centaine de postes). Ceux-ci sont plus ou moins bien géolocalisés et doivent souvent être regroupés à l’échelle d’une division territoriale.
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