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À la poursuite des cartes rouges. Chapitre II : Au cœur du palimpseste

| 5 mars 2018

Catégorie: Cartographie, Institutions, Livres, Arts, Expos, Reportages, Sécurité/défense

1 500 mots, environ 6 minutes de lecture

La cartographie soviétique a toujours fasciné. En pleine guerre froide, l’URSS envoyait-elle ses espions dans le monde occidental pour répertorier les moindres détails de nos installations sensibles ? L’analyse approfondie de certaines cartes le laisserait penser. Mais le tableau d’assemblage est plus complexe qu’il n’y paraît. Deuxième partie de notre voyage au cœur d’un patrimoine exceptionnel.

Cartes officielles, cartes militaires, photographies aériennes, guides voyages, annuaires… les topographes soviétiques n’ont pas manqué de sources pour produire leurs cartes du monde occidental.

Preuves de terrain

De nombreux détails montrent cependant que des relevés ont été également effectués sur place. Ainsi, des précisions et données chiffrées sur les cartes ne peuvent être le fruit que d’observations directes : Nom du propriétaire de tel bâtiment remarquable (plus de 800 sont répertoriés dans le plan de Los Angeles), production de telle usine, largeur et hauteur des ponts, espèces et espacement des arbres dans les massifs boisés… autant d’informations mentionnées dès les années cinquante qui laissent songeur. D’ailleurs, dans les années quatre-vingt-dix, les Suédois se sont émus du niveau de détail des anciennes cartes soviétiques de leur pays, nettement meilleures que celles produites par leur agence nationale. Autre élément souligné par les auteurs de The Red Atlas pour étayer leur propos : la richesse de la toponymie et surtout, la mention de termes traduits phonétiquement en cyrillique qui prennent en compte les spécificités des prononciations régionales au Pays de Galles, en Écosse ou en Irlande.

 Sur cette feuille au 1/100 000 sur l’Irlande de 1979 (région de Carlow), le nom de la ville est transcrit phonétiquement deux fois en cyrillique, sans erreur de prononciation : la version irlandaise (Muine Bheag) et la version anglaise (Bagenalstown) (document extrait de The Red Atlas)

Sur cette feuille au 1/100 000 sur l’Irlande de 1979 (région de Carlow), le nom de la ville est transcrit phonétiquement deux fois en cyrillique, sans erreur de prononciation : la version irlandaise (Muine Bheag) et la version anglaise (Bagenalstown) (document extrait de The Red Atlas)

L’hétérogénéité même de ces mentions chiffrées ou qui précisent la nature de tel ou tel usage du sol est, à leurs yeux, la preuve que des missions de terrain étaient bien effectuées ponctuellement, dans des pays et des villes qui n’étaient pas a priori dans le viseur du Kremlin. « C’est aussi le signe que les sources ouvertes disponibles étaient disparates » précise Thierry Rousselin.

Une cinquième colonne cartographique ?

Qui récoltait ces informations ? Les auteurs de l’Atlas rouge ont retrouvé des traces de navires scientifiques russes remontant la Clyde jusqu’à Glasgow, avec manifestement beaucoup de vodka et d’instruments de mesure à bord. Des pique-niques étaient organisés par des missions culturelles qui se sont sans doute transformés en carto-parties officieuses. Faut-il pour autant imaginer une cinquième colonne de communistes du monde entier, mobilisés pour permettre aux Soviétiques de cartographier le monde occidental ? « Les cartes produites sur l’est de la France dans les années soixante-dix, semblent bien avoir été alimentées par des photos et les notes que des chauffeurs routiers tchèques, bulgares ou roumains ont pu prendre au cours de leurs déplacements » avance Thierry Rousselin. Ainsi, sur une base constituée principalement à distance, des enrichissements (avant tout sémantiques, ne nécessitant pas forcément de compétences topographiques) ont sans doute été réalisés par des contributeurs de l’Est en visite ou en mission.

Mais à quoi ont servi ces cartes ? Au delà d’une mission nationale de défense classique (tous les pays en font), on peut se demander pourquoi avoir dépensé temps, argent et compétences pour représenter chaque détail d’Édimbourg, de Chicago, de Limoges ou Montauban ? En prévision de combats ? Afin de disposer d’une cartographie de gestion territoriale dès les premiers jours de l’ère communiste ? L’attention portée aux divisions administratives semble étonnante aux auteurs de The Red Atlas. Pourtant, les préoccupations militaires ne sont jamais loin. « Le cas de Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne) est exemplaire, insiste Thierry Rousselin. La ville est située entre le camp de Mourmelon, au Nord, et le camp de Mailly, au Sud, qui étaient les deux principaux terrains d’exercice de l’armée de terre durant la guerre froide. À l’époque, les missiles Hades, troisième composante de la dissuasion française étaient basés à Lunéville. Or, pour participer à des manœuvres à Mourmelon ou à Mailly en venant de Lunéville, il fallait obligatoirement passer la gare de triage de Châlons. »

Même si les installations militaires n’étaient pas toujours au cœur des plans de villes, elles sont décrites en détail. Ici, en haut, la base navale militaire de San Diego sur la carte soviétique de 1980 au 1/25 000. En bas, la version de l’USGS de 1975, produite quasiment à la même échelle. (document extrait de The Red Atlas)

Même si les installations militaires n’étaient pas toujours au cœur des plans de villes, elles sont décrites en détail. Ici, en haut, la base navale militaire de San Diego sur la carte soviétique de 1980 au 1/25 000. En bas, la version de l’USGS de 1975, produite quasiment à la même échelle. (document extrait de The Red Atlas)

Un patrimoine en héritage

À la chute du mur, époque où chacun essayait de tirer son épingle du jeu, des cartes ont commencé à circuler sous le manteau. À la recherche de devises, des anciens gradés militaires, chargés de ces millions de cartes, stockées dans vingt-cinq dépôts répartis sur tout le territoire soviétique, ont vendu des tonnes de cartes. John Davis et Alexander J. Kent ont retrouvé les traces de transactions homériques. Ainsi, Aivars Zvirbulis de Cēsis à l’est de Riga a appris en 1992 l’existence de 6 000 tonnes de cartes qui devaient partir au pilon. Il a réussi à acheter une centaine de tonnes dont une grande partie a pris feu. Quelques exemplaires épargnés sous le bras, il part à la conférence internationale de cartographie de 1993 à Cologne pour rencontrer des professionnels. Les anciens officiers du KGB présents dans la salle font un esclandre : Aivars sait désormais que ses cartes ont de la valeur. Et il monte son business de vente de cartes, Jana Seta Map qui marche toujours très bien ! Aujourd’hui, plusieurs grands vendeurs de cartes (parfois Russes eux-mêmes et partis avec un peu de stock dans leurs malles) ont constitué leur fonds de commerce avec les cartes russes. Citons par exemple Omnimap, ou East View Geospatial. Mais l’affaire ne s’est pas bien terminée pour tous. Car ce qui était possible en plein démantèlement de l’empire est devenu plus dangereux dans la nouvelle Russie. Un citoyen russe a ainsi écopé de quatre ans de prison en 2010 pour avoir vendu des cartes classifiées aux États-Unis. En 2012, le Colonel Vladimir Lazar a été condamné à douze ans d’emprisonnement pour avoir remis à un agent des services secrets américains un disque avec 7 000 cartes russes scannées.

Des milliers de cartes sont aujourd’hui en circulation, mais représentent-elles l’ensemble de la production, notamment sur les pays occidentaux ? Impossible de le savoir car la source s’est asséchée. (Carte des plans de villes britanniques répertoriés par les auteurs de The Red Atlas)

Des milliers de cartes sont aujourd’hui en circulation, mais représentent-elles l’ensemble de la production, notamment sur les pays occidentaux ? Impossible de le savoir car la source s’est asséchée. (Carte des plans de villes britanniques répertoriés par les auteurs de The Red Atlas)

Bien sûr, toutes les agences militaires se sont intéressées à ces cartes. En France, la récupération des cartes a commencé en 1992 par un coup de téléphone à la Cellule d’Etudes en Géographie Numérique de la DGA. Un libraire hollandais, en cheville avec un ancien général de l’Armée Rouge, proposait quelques échantillons. Après de multiples rebondissements, un conteneur de cartes contenant l’URSS et tous les pays d’intérêt, a fini par arriver dis-huit mois plus tard au Centre Géographique Inter Armées pour un montant dérisoire.

Les cartes d’Asie, d’Afrique, des anciennes républiques soviétiques récupérées un peu partout dans le monde, ont d’ailleurs été l’une des sources du premier grand programme international de cartographie numérique militaire, VMap.

Des cartes bien utiles

Le niveau de détail et les nombreuses annotations des cartes soviétiques se sont avérés très utiles pour de nombreuses opérations militaires. Lors des missions en Afghanistan, les seules cartes fiables qui précisaient par exemple les périodes de l’année où certaines passes étaient praticables étaient les Russes.

Quelques extraits de cartes de l’Afghanistan (du 1/1 000 000 au 1/200 000), sans doute rédigées à l’époque de l’invasion russe. Elles ont été utilisées par les forces de l’OTAN lors de l’intervention de 2001. (document extrait de The Red Atlas)

Quelques extraits de cartes de l’Afghanistan (du 1/1 000 000 au 1/200 000), sans doute rédigées à l’époque de l’invasion russe. Elles ont été utilisées par les forces de l’OTAN lors de l’intervention de 2001. (document extrait de The Red Atlas)

Mais elles ont également été utiles aux scientifiques, pour repérer par exemple le niveau des nappes phréatiques en Arménie, grâce aux mentions sur les profondeurs des puits. Les sociétés d’exploration pétrolière les ont copieusement utilisés en Inde, au Cameroun, au Népal en superposant les scans avec les images satellites. Elles ont constitué le fond des agences nationales des anciennes républiques soviétiques, dont les cartes d’aujourd’hui restent graphiquement très proches, comme en Lettonie. Elles ont également permis aux Finlandais d’améliorer la cartographie des zones proches de la Russie. Autre avantage bien compris par les utilisateurs britanniques des années quatre-vingt-dix alors en pleine rébellion contre l’Ordnance Survey, la possibilité de les scanner et de les utiliser sans payer de royalties à sa majesté !

Ce patrimoine, qui n’est que partiellement connu, fait désormais partie du vaste palimpseste de la cartographie mondiale. Aujourd’hui intégré dans de nouvelles productions ou en partie disponible à l’achat sur des sites spécialisés, il continue de faire courir les collectionneurs. À l’heure des nouvelles tensions entre la Russie et le reste du monde, à l’heure des fake news… il nous rappelle que les cartes restent stratégiques.

The Red Atlas : how the soviet union secretly mapped the world par John Davis et Alexander J. Kent, aux presses universitaires de Chicago

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À la poursuite des cartes rouges – Chapitre I : Un travail monumental

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