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Quand c’est gratuit, qui paye ?

Catégorie: Données, Entreprises, Grand public, Marché, Reportages

La gratuité de l’usage est à la base de nombreux services à l’heure d’Internet. Mais toute production a un coût. Si le consommateur ne paye rien, qui paye ? Comment les entreprises gagnent-elles leur vie ? Éléments de réponses lors du dernier colloque organisé par l’ISERAM début avril au titre éloquent « Les business models de la gratuité, Marx l’a pensé, GAFA* l’a fait ! »

Le client ne paye plus ! Les jeunes s’adonnent au streaming sans modération, l’industrie du disque s’effondre, la presse écrite ne sait plus à quel saint se vouer pour garder ses abonnés et le logiciel libre est quasiment devenu une cause nationale. Pourtant, Google, Facebook** et consorts gagnent des millions (et en « valent » trente fois plus), 20 minutes fait des profits, les festivals de musique rassemblent des millions de participants et les sociétés de service en logiciel libre semblent tirer leur épingle du jeu malgré la morosité économique. De nouveaux modèles économiques émergent, qu’il est important de comprendre car ils ne sont pas sans conséquences. Jusqu’à quel point notre portefeuille est-il soulagé ?

Gratuit mais pas neuf

« 80 % de notre revenu vient du e-commerce » annonce d’entrée de jeu Carlo d’Assaro Biondo, président des relations stratégiques pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique chez Google. Les entreprises achètent des clics sur les résultats des recherches effectuées par les internautes, ceux-ci étant mis aux enchères et modulés selon un index de pertinence. Bref, l’entreprise cliente définit elle-même la valeur qu’elle attribue au service rendu par Google et ne paye que les clics « utiles ». Approche un peu différente chez Facebook qui mise plutôt sur la publicité ciblée en fonction du profil savamment analysé de ses utilisateurs (combinaison du graphe de leurs relations et des « Like » publiés). Révolutionnaires, ces modèles économiques ? « Pas tant que cela, pour Gilles Lamarque, lobbyiste qui travaille pour trois des quatre GAFA. Nous sommes sur le principe de la subvention croisée, et c’est vieux comme le monde. » Imprimantes pas chères mais consommables hors de prix, automobiles vendues avec des marges nulles mais pièces de carrosserie plus que rentables, services publics gratuits financés par l’impôt… voilà bien longtemps que le coût d’un bien ou d’un service n’est pas forcément entièrement supporté par le consommateur.

Valeur cachée

Ce qui change ? C’est que ces nouveaux modèles économiques ne peuvent exister sans une exploitation massive des données fournies par les Internautes qui publient leur vie sur Facebook, effectuent des achats ou des recherches en ligne (conservées pendant quatre ans chez Google), sont suivis à la trace via leur smartphone préféré. Les données personnelles fournies par les consommateurs qui ne payent rien sont devenues la base des revenus des géants d’Internet. « Nous payons également la gratuité par le temps que nous passons à utiliser ces produits gratuits, complète Marc Monchy, fondateur d’Ele4P. Si nous convertissons ce temps en argent, nous payons fort cher. De plus, nous servons à tester les produits, notre comportement de consommateur est analysé, ce qui coûterait beaucoup plus cher si des tests de consommation classiques étaient réalisés. » Touche finale qui ne manque pas d’humour : les entreprises nous mettent régulièrement au travail, comme c’est le cas pour les ReCAPTCHA qui ne servent qu’à numériser manuellement des extraits de textes et de photos (plaques adresses par exemple) impossibles à traiter automatiquement.

Ces modèles économiques ne sont en rien gravés dans le marbre. Google, Facebook et Twitter changent régulièrement leurs conditions générales de vente. « La gratuité peut être un passage obligé pour développer son réseau et son audience, afin d’acquérir suffisamment de données qui vont permettre de créer de la valeur » note Isabelle Liotard, économiste et chercheur à Paris-Nord. Ainsi, Facebook a su convaincre deux millions d’annonceurs grâce à ses 1,4 milliard d’utilisateurs. Mais le modèle reste fragile. Les mauvais résultats annoncés début mai par Linkedin et Twitter et leur conséquence sur la valorisation boursière des deux entreprises le montrent. Les internautes pourraient se lasser de trop de publicités et de l’exploitation de leurs données personnelles, comme le notent Malek Hamouda (Inseram) et Imen Mejri (Neoma Business School) qui se demandent si la gratuité est un élément clé du succès du roi des réseaux sociaux. « Les réseaux sociaux vont aller vers le payant, prédit Marc Monchy. Désormais, les données personnelles ont de moins en moins de valeur. Nous avons prouvé par nos comportements que nous y accordons de moins en moins d’importance. »

Une gratuité pas anodine

Les conséquences de ces nouveaux modèles sont nombreuses. « L’Uberisation », à savoir l’arrivée d’un concurrent s’appuyant exclusivement sur Internet pour proposer un modèle de business totalement disruptif comme Uber l’a fait pour les taxis, est la hantise de nombreuses entreprises.

La géolocalisation est l’une des données personnelles essentielle aux GAFA et aux modèles économiques basés sur la gratuité. Pas d’Uber sans géolocalisation efficace des chauffeurs et des clients ! (© http://blog.uber.com)

La géolocalisation est l’une des données personnelles essentielle aux GAFA et aux modèles économiques basés sur la gratuité. Pas d’Uber sans géolocalisation efficace des chauffeurs et des clients ! (© http://blog.uber.com)

Se pose également la question du partage de la valeur générée, qui échappe en grande partie aux États et à ceux qui la produisent, à savoir les utilisateurs qui troquent leurs données contre des services. La question de l’impôt est ainsi revenue plusieurs fois dans les débats. « Les GAFA captent la quasi-totalité de la valeur qui est produite en dehors de nos heures de travail » martelle Frédéric Sultan, militant des « communs ». Si Carlo d’Assaro Biondo reconnaît que Google « doit payer des impôts », il se défend d’appauvrir les États, « au contraire, on les enrichit en permettant aux PME de se développer et d’exporter », insiste-t-il. Comment trouver le bon système à l’heure des flux globaux ? Jean-Marie Cavada, député européen lui répond à distance en réclamant une taxation via le droit d’auteur sur les contenus qui circulent dans les tuyaux des géants du Net. « Les GAFA gagnent leur vie avec une matière qui ne leur appartient pas » insiste l’ancien journaliste qui milite pour une harmonisation des règles de perception du droit d’auteur à l’échelle européenne. Mais n’oublions pas, comme le rappelle Frédéric Sultan, que le modèle des droits d’auteurs pour les artistes est particulièrement injuste dans la mesure où 1 % des artistes inscrits à la SACEM touchent 50 % des droits versés. Quant aux nombreuses bases de données qui circulent par les GAFA, elles sont soumises à une législation qui n’est pas celle des droits d’auteurs.

L’économie sociale et solidaire sait, elle aussi, utiliser la logique de la gratuité mais l’accompagne d’un partage transparent des coûts et de qui les supporte. Sur les plateformes de crowdfounding, ce sont ceux qui réussissent leurs levées de fonds qui assument le risque financier de ceux qui n’y arrivent pas puisqu’il faut alors financer les remboursements de tous les contributeurs. Même les activités économiques basées sur le partage (RB&B, Uber…) doivent se confronter à la question de la fiscalité, du droit du travail et de la concurrence sur des marchés en partie régulés.

Enthousiasmante quand elle permet de développer le partage et de faire émerger des PME innovantes, inquiétante quand elle transforme les clients en simples « produits », la gratuité n’est finalement pas simple à cerner. Le débat continue…

  • * GAFA : ensemble des quatre grandes entreprises du Net : Google, Apple, Facebook et Amazon
  • ** La valeur sur le marché de Facebook fin 2014 était évaluée à 100 milliards pour un chiffre d’affaires annuel de 3,7 milliards de dollars selon une étude menée par Samy Guesmi de l’Idrac Business School

 

Les modèles économiques du numérique
Antoine Chotard recensait en 2009 huit principaux modèles emblématiques de l’économie numérique :
–       La publicité
–       Le courtage (taxation des transactions entre acheteurs et vendeurs)
–       L’abonnement
–       Le commerce électronique
–       Le service à la demande
–       Le Freemium (service de base gratuit mais service complet payant)
–       L’affiliation (intermédiation de sites marchands)
–       L’infomédiaire
Les entreprises ont rarement un modèle unique et exploitent plusieurs modèles simultanément ou au cours du temps. Publicité, courtage, freemium, affiliation et infomédiaire sont basés sur la gratuité pour la majorité des consommateurs.
Pour accéder directement à l’article d’Antoine Chotard paru dans La Lettre Aquitaine numérique, suivez ce lien 

 

La ville peut-elle rester gratuite ?
Consultante en économie urbaine et maître de conférences à Sciences Po, Isabelle Baraud-Serfaty pose la question de la gratuité de la ville dans le numéro 406 de Futuribles de mai-juin 2015.
Aujourd’hui, les usagers des services et équipements urbains n’en sont pas les principaux payeurs, loin de là. Leur charge est plutôt supportée par les contribuables locaux (actuels et futurs par le biais des emprunts) et les propriétaires (acquéreurs de programmes immobiliers neufs). Mais ce modèle est remis en cause. Pour l’urbaniste, quatre menaces pèsent sur la gratuité de la ville : la crise des finances publiques, la faible valeur ajoutée liée aux aménagements actuels qui se font dans un milieu urbain déjà largement construit, l’évolution des mentalités et l’apparition de nouvelles mailles de fabrique et de gestion de la ville. En effet, l’entité perceptrice des impôts locaux a de moins en moins de sens en matière de production de services urbains. Les habitants d’un écoquartier vont-ils accepter de payer des factures d’énergie lissées à l’échelle de la ville ? Et inversement, est-il pertinent de concevoir des transports en commun à la maille communale ? L’auteur poursuit sa réflexion en interrogeant les nouveaux modes de financement possibles de la ville : freemium, biface (subventions croisées), effacement, partage, longue traîne…

L’électricité n’étant pas stockable, son coût est directement lié à l’intensité de la consommation. Plus nous consommons d’électricité, plus EDF l’achète cher. Pour écrêter les pics, nous sommes incités à consommer aux heures creuses. C’est le modèle dit de l’effacement, qui peut s’appliquer au domaine de la route (péage variable suivant l’heure) et à d’autres services urbains. (Istock © Urban78)

L’électricité n’étant pas stockable, son coût est directement lié à l’intensité de la consommation. Plus nous consommons d’électricité, plus EDF l’achète cher. Pour écrêter les pics, nous sommes incités à consommer aux heures creuses. C’est le modèle dit de l’effacement, qui peut s’appliquer au domaine de la route (péage variable suivant l’heure) et à d’autres services urbains. (Istock © Urban78)

 

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