La carte, ça sert d’abord à faire la guerre
Catégorie: Cartographie, Données, Institutions, Reportages, Sécurité/défense
Pour célébrer les 75 ans de son agence cartographique, la CIA a mis en ligne sur son compte Flickr une centaine de cartes et photos déclassifiées. Créé en 1941, au cœur de la seconde guerre mondiale, le service cartographique donne à voir plusieurs décennies de politique mondiale, de la progression du front russe à la population d’éléphants en Afrique. Ce qui frappe également, c’est la variété des styles et des modes de représentations, qui privilégient toujours la facilité de lecture.
Nous avons demandé à quatre spécialistes de nous commenter ce fonds, espérant donner à tous nos lecteurs l’envie de l’explorer.
Vu mais pas forcément compris
vu par Thierry Rousselin, TMCFTN, spécialiste de la géographie militaire
Le 6 mai 1957, après de multiples atermoiements liés aux échecs antérieurs et aux risques politiques en pleine Guerre froide, le président Eisenhower approuve le déploiement au Pakistan (sur la base de Lahore) du détachement B d’avions d’observation U2 de la CIA. Quatre avions et huit pilotes sont envoyés. L’objectif est d’évaluer les installations nucléaires et de lancement de missiles situées au cœur de l’Union soviétique et d’observer les régions ouïghours et tibétaines en Chine.
Le 5 août 1957, Buster Edens survole le Tadjikistan, le Kirghizstan et le Kazakhstan jusqu’à la mer d’Aral. L’objectif est de photographier une base de lancement de missiles. Comme les informations disponibles avant le vol ne permettent pas de la localiser précisément, le pilote va suivre une voie ferrée en espérant qu’elle le mène au bon endroit. C’est la raison pour laquelle le premier cliché photographique réalisé de cette base inconnue est une vue oblique. Pour présenter les photos au président, Dino Brugioni, photo interprète en chef de la CIA, cherche dans toutes les cartes disponibles et trouve comme localité la plus proche, le village de Tyuratam. La base prendra ce nom dans les dossiers de la défense des États-Unis, longtemps avant que les Américains apprennent son nom soviétique : Baïkonour, ville située à plus de 200 km de là. Un second vol survole la base une semaine plus tard. Le temps que les clichés soient rapatriés à Washington et interprétés, les Soviétiques ont déjà effectué le premier tir de missile intercontinental dont l’agence Tass claironne le succès le 26 août. Les Américains effectuent un dernier vol le 28 avant de terminer la mission. L’analyse des clichés accumulés prendra plus d’un an.
Et le 4 octobre 1957, moins de trois mois après le survol du U2, Spoutnik-1 est satellisé par une fusée lancée de Baïkonour. Les Américains avaient survolé la première base spatiale et « vu » les préparatifs du premier lancement de satellite … sans s’en rendre compte.
À l’heure de l’observation permanente et ubiquitaire et du machine learning, le vol de Buster Edens nous rappelle qu’il n’est pas inutile de savoir ce que l’on cherche.
Des cartes pour assister les décisions
Vu par Laurent Jégou, Maître de conférences à l’université de Toulouse, spécialiste de l’histoire et des méthodes de la cartographie
La cartographie de la CIA évoque avant tout, pour moi, le « CIA World Factbook », une publication annuelle de l’agence de renseignement, étonnamment ouverte au public et disponible sur Internet dès 1997. Cet atlas, qui décrit tous les pays du monde, avait, au début des années 2000, le très grand intérêt d’être une source cartographique gratuite, à jour, précise et facilement accessible. Les cartographes d’édition s’en sont donc beaucoup servi. On retrouve ici ce style particulier, sur un fond bistre muni d’un ombrage lisse en grisé neutre, surchargé des informations qu’on imagine stratégiques : villes, réseaux routier et ferroviaire, régions administratives…
La déclassification d’une sélection de cent trente cartes de la CIA permet de découvrir d’autres cartes, en particulier celles qui fondent ce style : on retrouve, par exemple, de beaux fonds relief ombrés à la main des années 1950 à 1970, dont celui du bassin méditerranéen, spectaculaire et toujours potentiellement utile, sauf vers la Gironde, étrangement comblée… On y découvre aussi des cartes thématiques originales pour l’époque, couvrant un spectre de modes de représentation assez large : des polygones extrudés pour la population de l’URSS en 1955, une carte de flux commerciaux en 1950 directement inspirée de Charles Joseph Minard, jusqu’à une étonnante carte des populations d’éléphants en Afrique par symboles pictographiques (2013).
Couvrant une période de cinquante ans, cette collection permet de voir évoluer les techniques et les sources d’information (informatisation, images satellites). Mais ces cartes sont intéressantes aussi car elles représentent un style graphique avant tout clair et informatif, pour aider à la décision à un niveau international, voire stratégique. On imagine, en reconnaissant leur contexte historique et à la vue des quelques photographies où ces cartes sont en situation lors de réunions au sommet, le rôle qu’elles ont pu jouer dans la politique des États-Unis.
Quelques usages de la CIA
Vue par Benoît Martin, Cartographe à l’Atelier de cartographie de Sciences Po, spécialiste des relations internationales
À travers la diffusion de cette série de cartes, la CIA procède à une opération de communication autour d’un anniversaire. D’une part, certaines étaient déjà disponibles sur internet et, d’autre part, on ne peut pas considérer cette rétrospective comme représentative de la production cartographique de l’agence. Néanmoins, certains indices dévoilent les usages que les services secrets d’une puissance mondiale font des cartes.
D’abord, cette série confirme une géographie des priorités stratégiques américaines par décennie : les fronts des combats lors de la seconde guerre mondiale, les tensions et les conflits de la Guerre froide ou encore les interventions en Amérique latine et au Moyen-Orient.
Ensuite, on identifie trois fonctions associées aux cartes :
Guider l’action militaire sur le terrain. On pense bien sûr à la carte estampillée « Secret » sur les positions soviétiques à Cuba et, plus généralement, aux plans ou aux prémices de la 3D. Les avertissements barrant le plan de Bagdad de 2003 « This map is NOT to be used for TARGETING » attestent a contrario de besoins à des fins de ciblage.
Aider à la prise de décision. Les cartes viennent éclairer la complexité d’une situation en montrant les enjeux (infrastructures, populations, ressources, activités économiques, etc.). On s’étonne parfois de l’absence de mention des sources. C’est le cas des ethnies des républiques d’Asie centrale : les populations ont été recensées ainsi pendant la période soviétique, or on sait combien cette dimension était instrumentalisée par le pouvoir communiste.
Sur l’ensemble de la période, on note une diminution du premier type, dont les documents récents sont certainement encore classifiés, au profit du second qui utilise davantage les données produites par d’autres acteurs.
Accompagner la communication. Les cartes comportant des symboles figuratifs trahissent là un public supposé profane. Les photos des présidents Kennedy, s’exprimant face à une carte du Vietnam, et Reagan, baguette en main pointant le Salvador, témoignent là de l’utilisation de la carte comme outil de justification d’une intervention militaire.
La CIA, tire-ligne des présidents
Vu par Marc Bernard, heureux retraité, un des pionniers de l’imagerie satellitaire en France, qui a longtemps travaillé chez SPOT Image.
1,25 m de diamètre, 17 000 toponymes, la Terre au 10 millionième : l’imposant globe terrestre offert par le Bureau des services stratégiques (OSS, ancêtre de la CIA) en 1942 à Roosevelt et Churchill est l’outil idéal pour l’appréhension correcte du conflit mondial en cours. Il est très apprécié pour les arbitrages entre différents trajets, en ces temps où l’allocation des ressources (notamment pétrolières) était clé. Une photo passionnante.
Oui, la cartographie ça sert d’abord à faire la guerre, mais c’est aussi une « practice of persuasion » (comme l’explique Matthew Farish dans The contours of America’s Cold War) : celui qui trace les cartes influence les décisions. Au premier chef, la CIA, producteur des cartes à l’usage du président, qui décide en dernier ressort des opérations militaires… On en salive, mais hélas ce n’est pas le cas des cartes montrées ici en compagnie de présidents, pour la plupart simples supports de communication. Seule la photo de 1975 avec Gerald Ford présente un « vrai » document opérationnel, mais illisible, comme le plan de Beyrouth au fond. Les autres présidents présentent des schémas grossiers pour aider les journalistes et les téléspectateurs à localiser les pays dont ils parlent : Kennedy et Nixon pour Vietnam, Laos et Cambodge, Reagan le Salvador, Bush senior le Sahel. Celle-ci mérite qu’on s’y arrête, tant elle est pauvre : une bande « Drought Affected Area », tracée sur la moitié nord de l’Afrique, en fond muet, et trois toponymes : Mali, Niger, Soudan. Pas la peine de mobiliser la CIA pour produire ça, n’importe quel service de com ferait l’affaire. À quoi servent donc ces photos dans le florilège cartographique de la CIA ? À faire mousser l’agence en rappelant qu’elle bosse pour LE patron ? Possible…
Dans la section « Cartographic Tools », véritable musée des outils de dessin carto d’hier, j’ai cherché le tire-ligne double, longtemps terreur en chef des étudiants de l’ENSG. Et vous savez quoi ? Ils ne l’avaient pas ! Alors, petits joueurs la CIA ?
Pour en savoir plus :
- Our Secret Little War par Leonard N. Abrams, 1991
- The Central Intelligence Agency and Overhead Reconnaissance, Gregory W. Pedlow and Donald E. Welzenbach, History Staff CIA, 1992, 406 p – déclassifié le 25/06/2013
Pour accéder directement au compte Flickr de la CIA, suivez ce lien