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La géographie militaire à la croisée des chemins

| 15 novembre 2013 | 0 commentaire

Catégorie: 3D, Cartographie, Données, Environnement, Imagerie, Institutions, Matériel/GPS, Reportages, Sécurité/défense, Utilisateurs

(© J. Lieber, Légion étrangère)

(© J. Lieber, Légion étrangère)

Les cartes et les données géographiques ont toujours eu de limportance dans le monde de la défense. Comment la géographie militaire française évolue-t-elle pour prendre en compte les avancées technologiques sur fond de restrictions budgétaires ? Comment les entreprises tirent-elles leur épingle dun jeu de plus en plus tendu ? Nous avons posé la question à quelques experts.

Pas de Napoléon sans carte et pas de soldat sans GPS ! « Quand j’étais jeune lieutenant, se rappelle le général Christophe Gomart, aujourd’hui directeur du renseignement militaire, après avoir dirigé les opérations spéciales, on devait apprendre les cartes par cœur, et mémoriser les courbes de niveau, invisibles de nuit avec nos lunettes à filtre rouge. » La culture de la carte (et aujourd’hui de l’information géographique) est dans les gènes des armées. Et sa place ne fait qu’augmenter. « En 1999, seuls 10 % des systèmes darmes utilisaient des données géographiques, aujourdhui, cest 100 % » rappelle le colonel Philippe Arnaud, chef du BGHOM (Bureau géographique, hydrographique, océanographique et météorologique du ministère de la Défense). Lors de l’opération Serval au Mali, ce sont quelque 70 000 cartes qui ont été imprimées. Alors, même si les temps sont durs et que les budgets de la défense sont revus à la baisse, les investissements technologiques dans le domaine ne sont pas remis en cause.

Avenir assuré

Le programme de satellite militaire Helios va bien se poursuivre d’ici 2016 avec CSO et MUSIS, dotés d’une meilleure résolution, plus agiles, équipés d’instruments optiques et radar (pour MUSIS), en coopération avec les alliés européens. GEODE 4D (Géographie, hydrographie, océanographie et météorologie de défense en 4 dimensions), dont les études de définition viennent d’être remises à la direction générale de l’Armement (DGA), va prendre la suite de DNG3D (données numériques de géographie et en 3 dimensions) dès 2014 et poursuivre la production et la diffusion de données, cartes et autres produits géographiques adaptés aux besoins des forces opérationnelles sur les différents théâtres d’opération. Six « modules géographiques projetables  », sortes d’Algeco renforcés tout équipés, vont être déployés par l’armée de Terre l’an prochain, afin de permettre la production de données géographiques et de cartes spécifiques au cœur même des opérations, grâce à des géomaticiens déployés sur le terrain.

Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Pourtant, les défis sont nombreux.

Nature changeante

La nature même de ce qu’il est convenu d’appeler la géographie militaire évolue. Le fait que le nouveau programme concerne également les données océanographiques et météorologiques (ce qui implique une dimension temporelle bien différente de la géographique traditionnelle) illustre la prise de conscience que l’environnement ne peut se réduire aux caractéristiques géophysiques du terrain. Les informations météorologiques sont essentielles pour savoir si des troupes peuvent être larguées par hélicoptère ou si des médicaments peuvent être livrés dans trois jours. En langage militaire, cela s’appelle « la situation environnementale de référence ». Mais nul besoin d’être militaire pour savoir que coupler données « froides » et « chaudes » au sein d’un SIG n’est pas évident, et nécessitera de développer des outils de traitement et de visualisation adaptés.

Une production à géométrie variable

L’imagerie satellitaire reste la source principale de production (constellations Pléiades et Spot en tête), selon une organisation qui fait la part belle aux sous-traitants des grands industriels. Le rôle de l’IGN, qui assure l’assistance à maîtrise d’ouvrage du projet GEODE 4D est renforcé, puisqu’il assurera seul le contrôle des lots livrés par les fournisseurs, une situation qui ne lui donne pas le droit à l’erreur ! Mais les enjeux techniques évoluent. Finie la « terra incognita » où il fallait produire des millions de kilomètres carrés de données sur les nombreuses zones sensibles qui n’étaient connues que via de vieilles cartes (et encore !). Grâce à TopoBase et aux échanges internationaux MGCP (Multinational Geospatial Co-Production Program), ce sont quelque 35 millions de kilomètres carrés qui ont été dûment cartographiés, par la France et ses alliés en dix ans. Certes, la France a fait la preuve de ses capacités de production (7 millions de kilomètres carrés à elle seule), mais il faut désormais affiner les produits, les mettre à jour, les enrichir, avec des délais de production bien plus courts. Alors, d’autres sources d’information seront mobilisées (les satellites, même de plus en plus précis, ont toujours du mal avec la toponymie !), variées et ouvertes, qu’il va falloir qualifier. Le développement urbain, qui ne cesse de s’accélérer, touche tous les continents, dont de nombreuses zones « sous surveillance ». Pas question de se contenter de données 2D mises à jour toutes les x années basées sur une géométrie au 1/50 000 pour aborder des villes de plusieurs millions d’habitants en pleine croissance. Une réalité qu’un programme comme GEODE 4D a du mal à prendre en compte. « Nous avons calculé que 68 % des images publiées depuis juillet par Google sur 18 pays d’Afrique noire avaient moins de trois mois au moment de leur mise en ligne. Sur certaines zones, entre les bases de la défense et ce qui peut se trouver sur Internet (vecteur ou image), il n’y a pas photo ! » commente Thierry Rousselin, qui a développé chez GEO212 une méthodologie régulièrement utilisée par l’état-major pour suivre et mieux anticiper l’obsolescence de ses bases de données. La concurrence (ou la complémentarité) entre sources ouvertes et militaires ne fait que commencer et n’est pas qu’une affaire de résolution.

« Lautre enjeu, cest la précision » martèle le colonel Arnaud. Désormais, frappes chirurgicales obligent, pas question de se tromper de quelques mètres. Pour cela, une coopération internationale est en cours de montage avec les États-Unis et l’Allemagne afin de réaliser un nouveau modèle numérique de terrain (pas d’une dizaine de mètres) à partir d’images radar (issues du couple TerraSAR-X et TanDEM-X) qui prendra le relais de GéoBase Défense.

Alimenter les troupes

« Ce qui compte, cest que les informations produites soient accessibles et compréhensibles » résume Catherine Ganne, responsable architecte de capacité géo à la DGA. « GEODE 4D va permettre de valoriser toutes ces données en fluidifiant leur diffusion » renchérit Maryline Guevel, directrice du programme GEODE 4D à la DGA. Et là encore, le défi est de taille. Permettre à tous les intervenants, qu’ils soient chefs de commandement, logisticiens, pilotes de drones, médecins, fantassins ou autres de partager une même vision du terrain pose des problèmes d’interopérabilité et de représentation. Tous n’ont pas besoin des mêmes données, et pas sous la même forme : un système de guidage de missile s’appuie essentiellement sur les MNT, tandis que le pilote d’un convoi a besoin de toponymie, de savoir si le pont est praticable et de prévisions météo. Les formats ne sont pas les mêmes car les produits sont de toute nature : cartes variées, bases de données allégées dans les systèmes de guidage, tableaux de bord de situation tactique, maquettes 3D de quartiers urbains… Construire une base unique et les outils permettant de la pousser vers les différents systèmes sans générer de doublons va impliquer de s’appuyer sur des règles d’interopérabilité strictes, impactant de nombreux matériels.

« Avec GEODE 4D, nous entrons dans une logique de services web » insiste Maryline Guevel. En s’appuyant sur le futur système d’information des Armées (SIA), les bases géographiques, gérées par l’Établissement géographique interarmées (EGI) de Creil et par le Centre interarmées de soutien météorologique et océanographique des forces (CISMF) de Toulouse, seront accessibles via un portail qui devra évoluer en profondeur.

Réconcilier la géographie et le renseignement

« Géographie et renseignement sont les deux faces dune même pièce » prévient le général Gomart. Pourtant, les deux domaines sont toujours séparés : à la géographie la description physique du terrain, au renseignement sa description humaine et culturelle. Cette approche fait du renseignement un simple utilisateur d’un programme comme GEODE 4D. Mais, face aux grandes évolutions géopolitiques (interventions dans des milieux peu connus, lutte contre le terrorisme, ciblage précis d’opérations complexes…), les deux domaines se chevauchent. Disposer de données statistiques sur les populations, l’économie, l’histoire (des puits abandonnés et invisibles sur une image satellite peuvent avoir de nombreuses fonctions), savoir les comprendre, les interpréter, capter les « signaux faibles » peut aider à prendre de nombreuses décisions. D’ailleurs les forces armées font régulièrement appel à des spécialistes civils (ethnologues, anthropologues, géographes…) pour les aider à comprendre le « terrain ». Alors, le général Gomart, à l’occasion de l’ouverture du séminaire de recherche sur la géographie militaire de l’ENS, milite pour le rassemblement de ces deux approches au sein du « renseignement géospatial ». Sera-t-il entendu ?

À quoi ressemblera la géographie militaire du XXIe siècle ? À cela ? Sans doute pas mais elle devra s’adapter à tous les terrains… (© J. Lieber, Légion étrangère)

À quoi ressemblera la géographie militaire du XXIe siècle ? À cela ? Sans doute pas mais elle devra s’adapter à tous les terrains… (© J. Lieber, Légion étrangère)

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Un secteur industriel impacté

Si les budgets sont plus ou moins préservés, la pression sur les entreprises sous-traitantes reste forte. Pour preuve, la remise des offres de GEODE 4D ne porte finalement en tranche ferme que sur un démonstrateur à quelques millions d’euros, n’offrant aux groupements qui ont répondu que peu de garanties sur la pérennité du programme. Même si ce mode de fonctionnement n’a rien d’inhabituel (les contrats sont généralement renouvelés chaque année), il peut mettre à mal certaines PME, embarquées dans les consortiums pilotés par les ténors (Cassidian/EADS et Thales pour GEODE 4D). La lourdeur des procédures administratives est également difficile à gérer, même si personne n’a envie d’être cité sur ce sujet. Si le rôle des grands groupes industriels en tant que chefs de projet n’est pas remis en cause, notamment dans le développement d’outils logiciels intégrés dans le SIA, les PME spécialisées ont de plus en plus d’importance car elles apportent leur dose d’innovation, à l’heure où la défense réduit ses effectifs (donc externalise tout ce qui peut l’être). Pour preuve, leur participation croissante aux programmes d’études amonts (PEA), projets de courtes durées permettant de tester de nouvelles idées. Mais les PME sont fragiles face aux aléas programmatiques. Certaines, comme Magellium, misent sur l’export pour rentabiliser leurs investissements…

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  •  De nombreux spécialistes du domaine, et notamment ceux interviewés pour cet article, interviendront dans les prochaines semaines au cours du séminaire de recherche (ouvert à tous) organisé par Philippe Boulanger, professeur à l’Institut français de géopolitique en partenariat avec l’ENS et Cassidian sur le thème « Géographie militaire et révolution technologique : la nouvelle géographie militaire au XXIe siècle ».
  • Pour accéder directement au programme, suivez ce lien : http://geographie.ens.fr/Geographie-militaire-et-revolution.html

 

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