Les premiers cartographes avaient tout compris, la preuve aux Archives Nationales
Catégorie: 3D, Cadastre, Cartographie, Grand public, Livres, Arts, Expos, Reportages
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À la fin du Moyen-Âge en France, seigneurs et juges faisaient régulièrement appel à des artistes pour représenter le territoire qui trouvaient là une source de revenus bienvenue. Au-delà de leur apparente naïveté, les modes de construction et de représentation s’avèrent d’une étonnante modernité, comme l’illustre l’exposition « Quand les artistes dessinaient les cartes » qui vient d’ouvrir aux Archives Nationales.
Villes, seigneuries, petits comtés, bourgs, projets d’aménagement, grandes fermes… la France en construction de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance (du XIV au XVI siècle environ) se donne à voir à travers de multiples « vues figurées » peu connues. C’est une partie de ce corpus, étudié par les historiens depuis une dizaine d’années, que les Archives Nationales ont mis en scène dans l’exposition « Quand les artistes dessinaient les cartes ». Et ce ne fut pas une mince affaire, car pour rassembler la centaine de documents présentés, les commissaires ont dû faire appel à une quarantaine de dépôts (archives départementales et privées).
Travail d’artistes
Le résultat est là, surprenant et passionnant. Les schémas se résumant à quelques traits de crayon y côtoient de somptueux tableaux et quelques cartes de plusieurs mètres de long, les scribes anonymes y rivalisent avec des artistes de renom comme Bernard Pallissy, Jean Cousin ou Léonard de Vinci. Pourquoi des artistes ? « À cette époque, le métier de cartographe n’existait pas encore, rappelle Juliette Dumasy-Rabineau, maître de conférences en histoire médiévale à l’université d’Orléans et initiatrice du projet. Les artistes étaient au contact des commanditaires. De plus, ils connaissaient les techniques de représentation, s’essayaient à la perspective. » Il faut en effet attendre 1400 pour qu’une première version (manuscrite) de La Géographie de Ptolémée soit traduite en Latin, donnant les clés d’une représentation systématique du monde. Nous sommes encore à l’aube des techniques de relevés et une carte de Strasbourg illustre bien ces difficultés de représentation. Levée depuis le sommet de la cathédrale, elle dévoile une ville en éventail.
Des figures judiciaires à découvrir
Cette exposition est également l’occasion de découvrir de nombreux documents à grande échelle, réalisés à l’occasion de procès, à la demande des juges. En cas de litige, ce dernier faisait intervenir un dessinateur (le clerc qu’on avait sous la main, mais souvent un artiste) pour aller sur le terrain et dresser la carte du territoire en cause. En très peu de temps (quelques jours), il devait arriver à produire un document sur lequel toutes les parties étaient d’accord, permettant au juge de se prononcer. Du coup, il fallait parfois s’y reprendre à plusieurs fois. Ainsi du différend qui opposa les bourgs de Saint-Aignan et de Castelferrus, au nord de Toulouse, en 1525 au sujet de l’implantation d’un nouveau cimetière. Au fur et à mesure de l’avancée du procès, de nouveaux éléments sont dessinés sur la carte, reprenant les arguments des uns et des autres : d’abord les chemins (Saint-Aignan était trop loin pour emporter les cadavres), puis les monts et vignes environnantes (le chemin à prendre est souvent inondé) et enfin les maisons et hameaux (de toute façon, Castelferrus est plus peuplé)…
Techniques multiples
Ces représentations associent dessins précis et grands traits, chaque élément marquant du paysage est noté, d’autres sont totalement ignorés, les toponymes sont parfois inversés… « L’objectif était de multiplier les vues sur le paysage, à hauteur d’homme. Ce qui est important, c’est que le paysage soit reconnaissable et pas la mesure » explique Gaël Lebreton, commissaire associé de l’exposition, chargé des animations. Les ancêtres des géomètres dessinaient ce qui était vu. « La dimension esthétique était importante, insiste Camille Serchuk, professeur d’histoire de l’art à l’université de New Haven aux États-Unis. Sa capacité à rendre compte de la visite, sa beauté, renforçait la vérité. » Échelle variable, orientation selon l’élément du litige (ici une rivière dans laquelle un enfant s’est noyé, là un chemin ou un jardin), détails finement dessinés, présence d’hommes et de femmes aperçus en cours d’enquête, association d’éléments en vue zénithale, à vol d’oiseau ou en perspective… Ces cartes sont bien loin des codes de la cartographie moderne. Elles seront pourtant produites jusqu’au XVIIIe siècle, en marge des représentations systématiques du royaume.
À bien y regarder, elles frappent par leur modernité. Après « l’assèchement » zénithal de la carte d’État-Major (lire à ce sujet l’excellent livre de Franco Farinelli « De la raison cartographique »), les outils en ligne tels que Google Earth, le Géoportail, Street View et autres Mapillary essayent de nous proposer cette multiplicité de points de vue. La carte « officielle » est désormais complétée par de la 3D pour les bâtiments remarquables, elle nous offre la possibilité de changer d’orientation, d’ouvrir de multiples fenêtres pour être à hauteur d’homme. En plus, ces représentations faisaient souvent l’objet de négociations, d’une construction collective. Bref, au Moyen Âge, ils avaient déjà tout compris !