Les chiffres en question
Catégorie: Données, Grand public, Institutions, Open Data, Reportages, Secteur public
Nous nous nourrissons de chiffres. Nos esprits cartésiens sont incapables de s’en passer car ils nous rassurent. Repères, ils sont devenus repaires face à notre absence de projet de société. Le constat est amer et les solutions partielles, comme l’ont montré les intervenants du colloque organisé par le CNIS et l’INSEE au CESE le 30 janvier dernier.
Un million selon les organisateurs, 250 000 selon la police. « Aujourd’hui les batailles de chiffres ont remplacé les affrontements physiques » se félicite André-Jean Guérin, membre du CESE et spécialiste des questions environnementales. Les chiffres sont désormais au cœur du débat politique. Sarkozy avait les yeux rivés sur les chiffres de la délinquance et Hollande s’est donné pour mission de faire baisser la courbe du chômage.
La dictature des chiffres
« Aujourd’hui, nous ne savons plus nous passer des chiffres, mais parfois ils alimentent des débats inutiles. Qui s’en sert et pourquoi ? » questionne sans pitié Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental. « Alors que nous vivons dans l’absence d’un projet de société, que les incertitudes pèsent sur l’avenir de tous et de chacun, l’éclairage par les chiffres est impuissant à concevoir une société en métamorphose. Dans une société en métamorphose, le futur sera forcément une remise en cause du présent. Comment, dans ces conditions, des indicateurs du passé peuvent-ils nous aider à concevoir l’avenir ? »
Des chiffres peu adaptés
Aujourd’hui, personne ne remet en cause la qualité scientifique des chiffres produits par la statistique publique. Mais nombreux sont ceux qui s’interrogent sur son adaptation aux problématiques actuelles. La sacro-sainte notion de PIB est de plus en plus remise en cause, on ne sait pas comment aborder la notion de bien-être, les chiffres de l’économie sont incompréhensibles au commun des mortels. Pour Jean Viard, nous sommes une nation de paysans, qui passe son temps à borner son territoire, à coups de chiffres s’il le faut. Mais nous devrions nous comporter en marins et utiliser les chiffres pour éclairer notre route, nous diriger vers l’avenir. Le sociologue ne manque pas d’exemples pour illustrer son propos : « On s’étonne que les jeunes ne votent pas, mais 62 % des votants le font dans une commune où ils ne travaillent pas. Aujourd’hui, il faut dormir pour voter ! » La statistique décrit des moyennes alors que ce sont les niches qui doivent nous interpeller, rappelle encore le sociologue.
Des défis complexes
La statistique publique est bien consciente des défis qu’elle doit relever, d’autant plus que de nouvelles sources de données ont fait leur apparition (big data, voir l’article « Désormais Google dispose de plus d’informations que l’INSEE » de janvier 2014). L’INSEE a commencé sa révolution en modifiant la fréquence de certaines parutions, une réflexion est en cours sur les indicateurs de développement durable, mais l’exigence du public est complexe. D’un côté, il y a le spectacle des chiffres, mis en scène, qui cristallisent le débat au mauvais endroit, à coup de phrases chocs. De l’autre, il y a une exigence citoyenne montante qui veut avoir les clés des chiffres, pouvoir discuter les indicateurs, comme l’ont prouvé les critiques à l’égard de la commission Stiglitz, accusée d’avoir eu un fonctionnement trop obscur. Comme le prouvent également les sept cents agendas 21 qui ont été débattus dans les territoires. Entre les deux, il y a les Français « mal à l’aise avec les chiffres, qui confondent millions et milliards » comme le remarque Karine Berger, députée des Hautes-Alpes et ancienne statisticienne de l’Insee.
L’enjeu est bien démocratique. Il faut réconcilier les citoyens avec les chiffres, leur permettre de se les approprier. Cela ne se fera pas sans pédagogie. Et cette journée, organisée dans le cadre solennel et prestigieux du Palais d’Iéna était animée par l’association des Petits Débrouillards, venue montrer par A + B que « ce n’est pas parce que c’est complexe qu’on doit compliquer » comme l’a rappelé sa présidente, Ghislaine Hierso. Il faut également réformer les chiffres, trouver de nouveaux indicateurs, les expliquer, les confronter au regard des citoyens, trouver des moyens d’intégrer de nouvelles sources « acceptables ». Il faut enfin assurer l’autonomie des instituts statistiques, qui doivent rester indépendants du pouvoir politique et travailler sur les sujets qui dérangent, tels que le développement des inégalités. Car, comme le rappelle Denise Lievesley, présidente de comité européen consultatif de la statistique (ESAC), « les statistiques doivent donner de la visibilité aux invisibles ». Un dossier à suivre, car sans bons chiffres, pas de bonnes cartes !
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