Les cartographes sont-ils des oppresseurs ?
Catégorie: Cartographie, Décalagéo, Formation, Grand public, WebMapping
Faut-il opposer néocartographes engagés qui bousculent les codes cartographiques et cartographes professionnels gardiens du temple ? Forme contre fond ?
Des échanges de mots doux sur la twittosphère américaine questionnent le rôle des cartographes et autres géomaticiens dans notre société. Pour Amber J. Bosse (@mapbosse), étudiante en PhD à l’université de Kentucky, « la cartographie a un sérieux problème de relations publiques » (intervention à Atlas in a Day 2020). Travaillant sur la notion d’efficacité, elle a enquêté auprès de celles et ceux qui, sans formation particulière, ont pris en main crayons et papier, souris, claviers d’ordinateurs et logiciels gratuits pour produire des cartes engagées, au service de leurs convictions (féminisme, lutte contre les oppressions, dénonciation, valorisation des communautés….). Qu’a-t-elle découvert ? Que pour ces néocartographes, une bonne carte est une carte que la communauté (quelle qu’elle soit) peut s’approprier, qui lui permet de se retrouver dans une image juste de ses problèmes. Mais dans ses entretiens, ses interlocuteurs s’empressent ensuite de s’excuser de n’être pas cartographes.
Pourquoi devraient-ils s’en excuser ? Parce qu’ils ont l’impression de mal faire et sont souvent raillés par les « vrais » cartographes, qui brocardent les #cartofail (horreurs cartographiques) qui ne respectent pas les codes de la profession. Alors, la jeune chercheuse s’insurge contre les injonctions des responsables de l’association internationale de cartographie qui disent que « ce n’est parce qu’on peut faire facilement des cartes aujourd’hui qu’on devrait en faire », ou contre le schéma proposé par Kenneth Field dans son ouvrage « Cartography » qui détaille avec humour les nombreux cas où il vaut mieux s’abstenir de faire une carte. De là à traiter les cartographes de mâles blancs dominants tentant de préserver leur petit domaine d’expertise en ridiculisant et en empêchant celles et ceux qui mobilisent le média cartographique avec amour et conviction, il n’y a qu’un pas qu’elle franchit allègrement.
Un avis qui a par exemple fait réagir Steven Feldman, qui ne s’y reconnaît pas. Et pour cause ! Nombreux sont les géomaticiens et cartographes dûment formés au Bertinage qui n’hésitent pas à faire exploser les codes au service de toutes sortes de convictions très respectables, qui s’engagent dans les projets de cartographie volontaire et participative, qui soutiennent des associations et des communautés.
Les cartographes savent mieux que quiconque que la cartographie peut être un sport de combat, et que pour gagner, il faut parfois savoir bousculer vocabulaire et grammaire (voir Mad Maps par exemple). Mais s‘il faut parfois grossir le trait (au sens propre comme au sens figuré), jamais un cartographe ne devrait renoncer à la rigueur du raisonnement (vérification et citation des sources, respect du lecteur et du propos…). Alors, qu’est-ce qu’une bonne carte ? À mes yeux, c’est avant tout une carte qui donne au lecteur les clés d’interprétation du message qu’elle contient. On a le droit de ne pas mettre de caissons de légende si la légende est évidente, on le droit de ne pas mettre d’échelle ou de flèche du Nord si l’espace est reconnaissable par celles et ceux à qui s’adresse la carte. On a le droit d’utiliser des couleurs ou des symboles chocs si leur interprétation n’est pas en contradiction avec les informations qu’ils représentent. On a le droit de faire des paquets de symboles mal organisés si on veut montrer l’accumulation… Bref, on a tous les droits, que l’on soit professionnel ou amateur engagé, si chacun peut comprendre le message véhiculé par la carte. Amber Bosse conclut son propos par « Map anyway, in anyway » que l’on pourrait traduire par « faites de cartes de toute façon, de toutes les façons ». Elle n’a pas complètement tort, mais pas complètement raison non plus.