Troubles dans le genre
Catégorie: Cartographie, Données, Livres, Arts, Expos, Recherche, Reportages
Avec la sémiologie graphique, Jacques Bertin a posé les règles du genre cartographique. Mais depuis les années soixante, le numérique a changé la donne. Désormais, les experts dûment habilités ne sont plus les seuls à produire des cartes et chacun invente sa propre grammaire. En mélangeant les genres, le colloque « Temps, art et cartographie » a montré que l’heure était plus à l’inspiration qu’à l’opposition.
« La sémiotique est-elle encore d’actualité ? Nécessaire ? Doit-elle évoluer ? Disparaître ? » Colette Cauvin, figure tutélaire de la discipline qui a formé des générations de cartographes, a posé la question sans ambages lors de l’ouverture de « Temps, art et cartographie » organisé à Strasbourg mi-mars par le Comité français de cartographie et le laboratoire Image, ville, environnement (CNRS, université de Strasbourg).
Le code a changé
Rassurons tout de suite nos lecteurs, ils peuvent continuer à faire des cercles proportionnels et des cartes choroplèthes ! La sémiologie reste d’actualité. Les variables visuelles décrites et analysées par Jacques Bertin permettent toujours de transmettre des messages. Les travaux de Jens Peter Tofte ou du Groupe µ (prononcez « Mu ») vont même plus loin dans le décryptage des règles du langage visuel, en attirant l’attention sur la figure du lecteur. D’autres travaux universitaires nous aident à mieux cerner les effets de l’interaction, de l’animation, des couleurs, de la 3D… même si la grammaire de la carte au XXIe siècle est loin d’être figée, et ne le sera sans doute jamais.
Salutaire esthétique ?
Mais les cartographes doivent continuer à s’enrichir de nouvelles idées, et combattre parfois une certaine tendance à l’enfermement dans une certaine doxa scientifique. « Le paradigme de base de la carte comme outil de communication, destiné à transmettre de l’information, a amené à la production d’infographies efficaces mais généralement simples, sérieuses, dépassionnées, sèches » analyse Laurent Jégou, enseignant chercheur à l’université de Toulouse. Alors que les premiers cartographes étaient des artistes, laisser la carte aux seules mains des scientifiques lui a fait perdre (en partie) une dimension esthétique pourtant essentielle, qui permet de mieux faire participer le lecteur à la compréhension de l’image, qui peut l’engager à passer plus de temps sur une question complexe, etc. Sans sombrer dans le « joli pour faire joli » ou le « compliqué pour sidérer », Laurent Jégou milite pour une réflexion collective pour enrichir la typologie qu’il a commencé à établir à partir des nombreuses productions qu’il repère sur la toile.
Comme les cartographes ne sont plus les seuls à mettre la main à la pâte (ou la souris à l’écran) pour produire des cartes et des représentations spatiales, il est également important d’observer ces nouvelles pratiques. Représentations « naïves » ou hypersophistiquées, mises en images de récits individuels ou collectifs, bricolages manuels ou algorithmes complexes… Toutes ces cartes d’un nouveau genre méritent attention et remettent bien souvent le sensible à l’honneur, en centrant l’attention sur des récits plus individuels, en mobilisant d’autres sens que la vision. Une approche qui n’est pas forcément incompatible avec la constitution et l’exploitation de bases de données géographiques.
Lutter contre la simplification excessive
Un savant dégradé de gris, une animation à la vitesse bien étudiée, des données agrégées… Et voici la carte (ci-dessous), réalisée en octobre 2015 par Lucify et largement reprise dans les journaux qui entend résumer en quelques secondes toute la question de « l’afflux massif d’immigrés en Europe ». L’impression est immédiate : notre continent se trouve soumis à une véritable invasion où les migrants deviennent de véritables balles de mitraillettes ! Comment lutter contre la violence simplificatrice de ces images qui font la une des journaux ?
Lucie Bacon, doctorante à l’université de Poitiers, milite activement pour une meilleure compréhension des migrations. Elle aussi, elle a choisi de s’appuyer sur des cartes, mais d’un genre totalement différent, qui rendent compte des parcours individuels, des difficultés rencontrées, des temps d’arrêt et d’enfermement, des nombreuses digressions nécessaires qui ont par exemple permis à Ahmed de rejoindre Hambourg depuis Kaboul en cinq ans (illustration ci-dessous). « Variations sur l’épisode migratoire de Kreuz », sorte de journal cartographique publié dans Mediapart en 2013 confronte pour sa part le parcours idéal imaginé par un jeune Nigérian et la réalité de son cheminement. Avec le collectif Migreurop, elle étudie toutes sortes de représentations cartographiques afin de donner à comprendre ce qui est encore trop rarement vu ou écouté.
Cartes cousues main
Étonnant travail que celui d’Élise Olmedo. Cette jeune géographe qui a soutenu sa thèse en 2015, est partie à la rencontre des femmes d’un quartier très populaire de Marrakech, Sidi Youssef Ben Ali (alias Sidi Yusf), en est revenue avec… des cartes en matière textile. Lors de son immersion auprès de ces femmes, pour la plupart analphabètes et vivant dans des conditions difficiles, elle a commencé par réaliser des croquis. Elle a recueilli différents récits montrant comment les différentes entités du quartier (la maison, le souk, la place, la rue…) étaient vécues. Rentrée en France, Elise Olmedo a constitué une première carte sensible en tissu, matière proche des activités quotidiennes des femmes du quartier, issue du récit de Naïma. Quelques années plus tard, elle a eu l’occasion de retourner voir les habitantes de Sidi Yusf et de leur montrer sa production. S’est alors construite collectivement une nouvelle carte, processus durant lequel s’est négociée une vision collective de l’espace de vie, avec une véritable réflexion sur les codes utilisés. Ainsi, le tissu blanc précieux en triangle représente la maison sous forme d’une petite nappe, symbole de l’argent durement mais proprement gagné. La preuve que de nouvelles grammaires cartographiques peuvent être inventées.
Cartologies |
Un colloque aurait été un format trop contraint pour rendre compte de la richesse des pratiques non conventionnelles de la cartographie. L’exposition Cartologies a permis de prolonger l’expérience et de découvrir de nombreux travaux originaux. Citons par exemple Sylvain Guyot, professeur de géographie à l’université de Limoges qui associe art abstrait et cartographie pour rendre compte de l’évolution de l’Afrique du Sud. Les étudiants en géomatique (masters Sigma et Carthageo, licences L3 de Strasbourg) et en design (InSitu Lab) ont exposé leurs productions. Ces derniers ont déjà une longue habitude de renouvellement du genre cartographique poussé dans tous les sens. Ils ont présenté les travaux menés autour de différentes façons de représenter les environs du château de Wangenbourg-Engenthal à partir de relevés topographiques. Quant aux jeunes géomaticiens, ils ont joué la carte de l’inversion en représentant des données contemporaines selon les codes cartographiques du XVIIIe et inversement. |
Au pied du mur |
Il a fallu plusieurs années pour que Till Roeskens mène son projet artistique à terme. Tendre le crayon aux habitants du camp palestinien d’Aïda pour qu’ils dessinent leur territoire, leur enfermement, leurs parcours, les chemins qu’ils empruntent pour sortir du camp… Le résultat, un film de 45 minutes, a remporté plusieurs prix et mérite toute notre attention. Par une simple captation des cartes en train de se dessiner et des paroles qui les accompagnent, l’artiste offre une vision sensible qui navigue entre récit individuel et histoire collective avec une justesse incroyable.
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Sonate en ville majeure |
Donner à entendre l’empreinte musicale d’une ville ? C’est l’objet du projet Architectural SonarWorks mené par le compositeur Romain Dubois et le plasticien Cédric Brandilly qu’a présenté Julien Torchin, étudiant à l’université de Rennes 2. À partir d’un transect urbain le long duquel ont été relevées la topographie (altimétrie) ainsi que la hauteur des bâtiments, les deux artistes ont défini des règles de transcription sonore. La hauteur des bâtiments définit la hauteur de la note du premier piano, l’altimétrie, celle du deuxième piano tandis que la surface des éléments est transcrite pas la réverbération du son. Cette partition de base est ensuite travaillée par le musicien afin de la rendre harmonique et harmonieuse. Le Cap, Rennes, Venise, New-York ont ainsi été mises en musique. Le résultat, présenté en concert (mais également en partie accessible en ligne) montre qu’émergent effectivement des villes aux tonalités très différentes mais qui restent du domaine de l’idéal.
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La cartographie, d’hier à aujourd’hui, un article publié par l’université de Strasbourg http://www.unistra.fr/index.php?id=24787