La course aux données
Catégorie: Données, Dossier : mobilités, nouvelles perspectives, Logiciels, Marché, Mobilité, Réseaux/Transports, Utilisateurs
Dotée depuis près de trente ans d’un dispositif bien rodé pour observer les mobilités, la France doit le renouveler et le compléter. Beaucoup de pistes s’ouvrent, toutes prometteuses. Mais aujourd’hui, de quoi disposent les chargés d’études qui souhaitent analyser les mobilités sur leur territoire ? Panorama des bases disponibles.
« Combien de personnes aujourd’hui ont pris le métro, le bus, un vélo, une voiture, combien ont pratiqué le covoiturage pour venir au travail ? Aucune collectivité ne peut le dire aujourd’hui » martelait Philippe Dumont, lors de la conférence Smart mobilité organisée à Issy-les-Moulineaux lors du dernier festival Futur en Seine. Le responsable des services numériques de Cisco France prêche certes pour sa paroisse, mais il met le doigt sur une problématique bien réelle. Alors que nos « pass » de transports en commun, nos smartphones et autres capteurs génèrent des millions de données sur chacun de nos trajets, les aménageurs manquent d’informations pour apprécier les mobilités sur leur territoire.
Enquêtes ménages déplacements : une manne précieuse
Pourtant, la France s’est dotée depuis quarante ans d’une méthodologie complète afin de comprendre les mobilités de ses habitants : les enquêtes ménages déplacements (EMD). D’abord centrées sur les métropoles, puis sur les villes moyennes (EDVM) et, désormais, adaptées à l’échelle régionale (EDGT), elles offrent une vision approfondie du quotidien des Français et viennent alimenter de nombreux documents de planification : PDU*, PLD*, SCOT*, PCET*…
C’est le CERTU (aujourd’hui intégré dans le CEREMA*) qui est garant de la méthode, commune à toutes les enquêtes et basée sur des interviews complètes en face-à-face ou par téléphone. Tous les membres de la famille enquêtée décrivent précisément leurs trajets de la veille (motifs, modes, lieux de départ et d’arrivée, horaires) et leurs caractéristiques socio-démographiques. Le sondage s’appuie sur une sectorisation géographique afin de couvrir le territoire avec un minimum de réponses. Le faible taux de sondage implique un important travail de redressement pour calculer et qualifier des flux de déplacements, selon une spatialisation liée aux secteurs de tirage. Depuis 1976, près de cent cinquante enquêtes ont été réalisées. Elles fournissent de précieuses informations aux collectivités et aux autorités de transports qui financent une grande partie de leur réalisation, déléguée à des cabinets privés. Mais leur coût (jusqu’à 150€ par ménage enquêté) limite leur fréquence.
Des EMD qui ne captent pas tout
Les EMD ne fournissent qu’une photo à un instant t, avec un rythme de huit à dix ans, même si une méthode a été mise au point pour les compléter sur certains corridors routiers/ferrés, qui donne un peu plus d’épaisseur temporelle sur les axes structurants.
« Elles ne nous permettent pas d’observer les mobilités lors de crise telles qu’inondations ou grèves, reconnaît Olivier Richard, directeur de projet technologies numériques et enquêtes mobilités au CEREMA. Nous percevons mal les mobilités non quotidiennes, ainsi que les évolutions au cours des saisons. » Avec 1 à 2 % de la population enquêtée, les EMD sont incapables de détecter des signaux faibles comme l’auto-partage. Elles s’avèrent enfin de plus en plus difficiles à réaliser car le taux de non-réponse augmente ces dernières années.
Critiquées, trop chères, les EMD n’en sont pas moins populaires, avec seize enquêtes en cours. « Le standard des EMD a déjà beaucoup évolué depuis sa création. Mais sous sommes effectivement en train de l’actualiser. Par contre, nous devons maintenir la continuité statistique afin de réaliser des comparaisons spatiales et temporelles, insiste Olivier Richard. Les données issues des GPS, de la téléphonie mobile, des réseaux sociaux… peuvent nous apporter des compléments précieux. » Le chantier est en cours, en coordination avec les principaux utilisateurs et tout l’écosystème de la mobilité et devrait aboutir à un nouveau standard opérationnel en 2018. « La méthodologie sera plus modulable, elle s’appuiera toujours sur un cœur standard basé sur les interviews, détaille Olivier Richard. Mais nous proposerons également des questionnaires sur Internet, smartphones, tablettes, afin de réduire l’échantillon. »
Les pistes d’évolution
GPS et smartphones ont déjà été testés pour faciliter la captation des parcours. L’IAU* a par exemple équipé certains participants à la dernière enquête globale transport, qui ont enregistré leurs traces pendant une semaine avant de les analyser avec un enquêteur (projet SMOOTH). Citons également Mobi-Lise, un programme de recherche financé par l’ADEME regroupant treize partenaires, qui s’est appuyé sur une application pour que les participants mettent eux-mêmes leurs mobilités « sur écoute ». Testée à Reims, l’application a été téléchargée cinq cents fois. Une quarantaine de participants ont ainsi qualifié leurs traces (motifs, mode de transports…) pendant trois mois grâce à une « time-line » pré-remplie. Ce retour d’expérience montre que la question de l’engagement de l’utilisateur s’avère complexe à résoudre.
Même si a priori notre smartphone sait tout de nous, la description de nos mobilités n’est pas encore automatisable : faire la différence entre un arrêt à un feu rouge et un changement de bus n’a rien d’évident. Les travaux de recherche se poursuivent afin d’extraire automatiquement des modes (en exploitant les vitesses, les accélérations), des motifs (grâce aux récurrences) et des itinéraires (par « mapmatching », comme dans les assistants de navigation).
Traces et informations trafic : de HERE à Orange
Autre piste d’amélioration des EMD, l’intégration de données sur les volumes de déplacements grâce aux téléphones mobiles. Les trois opérateurs historiques ont bien compris tout l’intérêt que les pouvoirs publics pouvaient porter aux traces générées par leurs abonnés. Orange propose une offre commerciale dédiée, Flux Vision, dont nous avons présenté la déclinaison touristique. Mais SFR et Bouygues Telecom s’interrogent également et proposent des offres. Ces données vont permettre de dépasser la seule mesure des flux de résidents pour embrasser celle, plus large, des présents. Mais elles posent encore des problèmes techniques. L’irrégularité de la précision géographique (de quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres), un échantillonnage temporel irrégulier, la multiplication des traitements pour recomposer des volumes de présences et de déplacements à partir des différents contacts d’un téléphone portable avec le réseau… autant d’occasions d’accumuler les imprécisions. Quant à la validation scientifique des données obtenues, elle est encore largement en cours.
Trafic et charge
Au-delà des habitudes de mobilité, les acteurs publics s’intéressent également à l’état du trafic. Il ne s’agit pas de le suivre en temps réel, mais de disposer d’une vision quantifiée des mobilités en cours un jour de semaine à 8h30, un dimanche soir, etc. Certaines informations peuvent être déduites des EMD, mais l’analyse reste limitée et la spatialisation, rudimentaire. Les données proposées par des éditeurs comme HERE, Coyotte ou Waze enrichissent les calculateurs d’itinéraires et les logiciels d’optimisation de tournées ou de flottes de véhicules. Mais elles restent délicates à exploiter dans un autre contexte et sont loin d’être gratuites pour les acteurs publics.
Celles générées par les exploitants de transports en commun en temps réel par l’horodatage GPS du matériel roulant peuvent permettre d’apprécier le trafic. Elles commencent à être diffusées sous forme d’API et de flux, afin d’alimenter des applications d’aide au voyage, mais restent peu mobilisées pour des analyses plus approfondies. « Les transporteurs disposent également de données de billettique qui sont utilisées à des fins marketing et opérationnelles » complète Frédéric Schettini, l’un des fondateurs de MobiGIS. Mais celles-là sont très peu diffusées ou sous des formes très agrégées. D’ailleurs, les transporteurs continuent régulièrement à effectuer des enquêtes ponctuelles aux arrêts pour mieux évaluer les montées et descentes.
De plus, certaines mobilités sont délicates à quantifier. C’est par exemple le cas du vélo, qui peut représenter une part non négligeable du trafic urbain, comme, à Copenhague, où 55% de la population utilise quotidiennement le vélo pour se rendre au travail. Comment faire ? À Anvers, une application a été développée dans le cadre du projet européen OpenTransportNet dans laquelle les cyclistes enregistrent en quelques clics leurs itinéraires et leurs trajets. L’application leur offre également la possibilité de signaler des défauts d’aménagement, de se comparer les uns aux autres dans un cadre ludique. Mais l’enjeu pour la ville est bien d’intégrer ces nouvelles données dans les modèles de trafic et de réaliser les aménagements nécessaires pour fluidifier et sécuriser les parcours. De nombreuses applications commerciales (voir page 12) dédiées aux nouvelles mobilités génèrent des données qui pourraient être utiles aux aménageurs. Comme pour les opérateurs téléphoniques ou les fournisseurs de GPS de navigation… elles sont encore loin d’être régulièrement utilisées.
Les données sur les transports sont parmi les plus appréciées en matière d’open data. Ainsi, sur le portail des Pays-de-la-Loire, 27 des 41 applications déclarées concernent la mobilité (soit 93 jeux de données sur 678). Mais la facilité d’utilisation n’est pas toujours au rendez-vous et le niveau de qualité des données est très variable d’une collectivité à l’autre. Plusieurs projets européens travaillent cette question comme OpenTransportNet qui rassemble, entre autres, différents jeux de données transport en open data.
Référentiels |
Base nationale d’arrêts de transports collectifs |
Comment accélérer le mouvement et faciliter la standardisation des données ? Depuis 2014, le CEREMA constitue une base nationale d’arrêts de transport collectif (Base ATC). En effet, la description des arrêts de bus, de tram et autres est essentielle pour fournir de l’information temps réel, pour effectuer des calculs d’itinéraires, pour assurer une bonne maintenance du mobilier urbain, pour réaliser des diagnostics d’accessibilité, etc. Mais tous ces systèmes utilisent des identifiants différents, d’autant qu’un même arrêt peut être utilisé par plusieurs réseaux de transports. En parallèle d’un important travail sur la standardisation, mené entre autres par l’Agence française pour l’information multimodale et la billettique (AFIMB), le CEREMA avait assemblé au 1er février 2016 les données de 90 réseaux de transports, accessibles directement en ligne via Cartelie, ce qui représente environ 100 000 points d’arrêts. Quelques indicateurs sont également disponibles : population à moins de 300 m de l’arrêt, fréquence de passage des bus, amplitude horaire de la desserte. Une bonne partie de ces données étant déjà publiées en open data, leur accès est totalement libre. Les autres, proposées dans le cadre d’une convention, font l’objet de diverses licences. Le projet a pris une nouvelle tournure et ses porteurs s’appuient désormais également sur OSM en prenant modèle sur la BANO*. La première BATO (base arrêts de transports ouverte) contient environ 170 000 points d’arrêts issus de l’open data (pour une cinquantaine de réseaux), ou d’OSM (qui comporte également près de 100 000 points d’arrêts). Les doublons doivent être éliminés grâce à des critères bien précis pour les détecter et les prioriser. |
- PDU : Plan de déplacements urbains
- PLD : Plan local de déplacements
- SCOT : Schéma de cohérence territoriale
- PCET : Plan climat énergie territorial
- CEREMA : Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement
- IAU : Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France
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