Information géographique innovante ? Regards croisés
Catégorie: Dossier : Voyage au pays des géo-innovations, Entreprises, Institutions, Marché
Claude Pénicand est directeur de la stratégie, de l’international et du développement à l’IGN. David Jonglez est directeur du business développement chez Esri France. Chacun, à sa manière, œuvre pour développer l’innovation dans le secteur de l’information géographique. Ils ont répondu ensemble à nos questions, montrant une grande proximité de points de vue malgré des positions institutionnelles éloignées.
Pour vous, qu’est-ce que l’innovation ?
David Jonglez : L’innovation est avant tout un processus de création de nouveauté, parfois très formel, parfois beaucoup plus informel, qui aboutit à un produit, un service, une organisation.
Claude Pénicand : Je me retrouve dans cette définition. Dans innovation, il y a adaptation. Nous sommes face à un véritable enjeu d’adaptation permanente dans un contexte qui évolue très rapidement, d’où une révision en continue de nos stratégies, sur des cycles courts. L’innovation est un élément clé de ce processus d’adaptation. On pense plus spontanément aux ruptures quand on parle d’innovation, mais il ne faut pas oublier qu’elle permet également d’améliorer des choses existantes. À l’IGN, innover c’est avant tout amener les gens à penser différemment, à réfléchir autrement, à questionner la façon même de poser les problématiques. Enfin, l’innovation est un moyen pour rester « à la pointe » de l’état de l’art, des technologies, pour nous démarquer des services à bas coût proposés par des économies plus émergentes.
D. J. : Cette adaptation au contexte est également très importante chez Esri. Avec notre approche « plateforme », l’enjeu est d’arriver à être plus près des consommateurs, à leur pousser la bonne information au bon moment sous la forme appropriée.
C. P. : Aujourd’hui, l’information géographique est sortie de son métier de base, elle se diffuse dans tous les usages. N’importe quelle information est géolocalisée et cette géolocalisation est une clé fondamentale, au cœur de la mutation numérique de notre société. Notre rôle est d’accompagner ce déploiement vers des usages plus généraux qui obligent à penser différemment. Autrefois, l’IGN servait à alimenter les politiques publiques d’un ministère, celui en charge de l’équipement. Aujourd’hui, notre position est beaucoup plus interministérielle, l’information géographique est beaucoup plus transversale.
D. J. : Effectivement, notre métier est de concevoir une plateforme technique générique capable de servir tout un écosystème qui offre des solutions plus spécifiques.
Comment dès lors être à l’écoute de ces nouveaux utilisateurs, même ceux que vous ne connaissez pas encore ?
D. J. : Nous devons travailler sur deux axes, un axe technologique et un axe marché. Sur l’axe technologique, nos équipes de R&D sont toujours à l’affût de nouvelles idées et n’hésitent pas à nous présenter les meilleures applications qu’elles dénichent, même en avance de phase. Esri organise également des sessions de discussions avec les développeurs lors des summits, c’est une vraie démarche de co-conception. Localement, nous investissons également dans des preuves de concept. Mais nous interrogeons également régulièrement nos utilisateurs.
C. P. : Avant, nos utilisateurs étaient tous des spécialistes, qui connaissaient parfaitement le géocodage, l’orthorectification, etc. Nous étions dans une logique de clubs utilisateurs. Depuis 2012, avec les comités régionaux de programmation nous touchons des utilisateurs plus « opérationnels », mais également plus matures du fait des nouvelles contraintes environnementales et économiques. Nous y discutons calcul du nombre de bâtiments touchés par une inondation et non plus modèles numériques de terrain. Nous allons vers des cycles courts, avec plus de prototypage, menés avec des utilisateurs impliqués dès les phases de conception. L’IGN joue alors un rôle d’expert, d’accompagnant. À la différence d’Esri, nous n’avons pas de rôle de producteur de solutions techniques. Nous pouvons concevoir des briques via nos laboratoires de recherche là où les solutions manquent, mais sinon, nous utilisons les produits du marché ou que nous faisons développer.
Quels sont les champs de l’innovation qui s’ouvrent à vous ?
C. P. : Nous devons passer d’une description topographique du territoire à une vision multidimensionnelle, associant socio-économie, histoire, patrimoine, légalité, etc. Il est par exemple encore très compliqué pour un maire de pointer un lieu précis et de savoir quels sont tous les règlements qui s’y appliquent. Différents problèmes techniques sont encore à résoudre : la capacité à moissonner des données, à croiser des données de nature, de structure et d’échelle différentes, à utiliser toutes sortes de capteurs… Les utilisateurs veulent également des données plus détaillées, plus précises et plus rapidement à jour. Cet effort d’entretien réactualise de vieux sujets de recherche sur la détection du changement. Le positionnement précis est essentiel pour la 3D et le mobile mapping. Pas mal de problèmes ont été réglés en ville, mais beaucoup de travail nous attend sur les environnements complexes tels que des stations de métro, les égouts, l’intérieur des bâtiments. En corollaire, viennent les questions liées à la réalité augmentée qui implique une gestion efficiente des données avec un positionnement très précis. Quand vous regardez avec des lunettes, que regardez-vous ? La rue ? L’arbre dans la rue ? Le bâtiment qui la borde ?
D. J. : Au dernier developer summit il a beaucoup été question de big data, de 3D. On avance beaucoup sur la capacité d’analyse des raster, sur la détection de motifs récurrents…
C. P. : Les données géographiques interviennent dans beaucoup de règlements, de textes, de décisions… Il y a de vrais enjeux de maîtrise autour des données et c’est un sujet sur lequel on discute beaucoup avec l’INSEE. Mais sur certains points, est-ce que nous devons faire la même chose qu’Esri, comme pour France50? L’enjeu n’est pas technique. La même question se pose avec le collaboratif qui se développe et que nous allons intégrer bien plus profondément dans la prochaine version du Géoportail.
Comment voyez-vous l’écosystème autour de l’information géographique, est-il suffisamment innovant ? Comment le dynamiser ?
D. J. :À mon avis l’écosystème est faible par rapport à son potentiel. On est resté longtemps concentrés sur nos métiers de base. L’enjeu est désormais de servir des besoins bien plus larges. Pour cela, Esri a mis en place un site dédié aux développeurs, qu’ils soient indépendants, super geeks, chercheurs ou intégrés dans des entreprises. La publication de composants en open source est aussi un moyen de donner de l’élan. Le programme start-up permet d’accompagner de jeunes entreprises. Nous avons aujourd’hui deux mille partenaires dans le monde et une centaine en France. Selon moi, après une étude approfondie, le potentiel est cinq à dix fois supérieur.
C. P. : Je suis d’accord, le nombre d’acteurs autour de l’information géographique est assez limité et le potentiel de croissance est énorme chez les experts d’autres métiers. Avec IGNfab, nous voyons ce potentiel se matérialiser rapidement. Prenons l’exemple de Insunwetrust, qui souhaite développer le photovoltaïque pour les particuliers en calculant automatiquement leur rendement possible selon l’ensoleillement local, les ombres, les hauteurs de bâtiments, etc. Ce ne sont pas des experts en géomatique. Il suffit de leur donner un petit coup de main pour qu’ils construisent leur offre. Pareil pour OpenForêt. Nous aidons les entreprises en facilitant l’accès à nos données, en leur offrant du temps d’ingénieur et les mettant en contact avec notre réseau. Nous venons de lancer le troisième appel à projets sur le tourisme et la valorisation du patrimoine.
D. J. : Le programme start-up a commencé doucement il y a deux ans. Mais certaines entreprises sont à mon avis très prometteuses comme Drone agricole qui vient de lever trois millions d’euros, ou RED Technologies qui a désormais un produit finalisé. J’aimerais citer SmartNotify qui est en phase d’industrialisation de sa solution et fait la tournée des collectivités de plus de 50 000 habitants que sa solution peut intéresser. Sur le plan international, voyez what3words. Je ne sais pas encore si ça va prendre mais ce qui est sûr, c’est qu’au départ, ils ne connaissaient rien à la géographie !
C. P. : Pour nous aussi, il est trop tôt pour dresser des bilans sur IGNfab. Par contre, nous avons déjà des réussites sur des processus de transfert technologique plus anciens. Les Geocubes, conçus dans nos laboratoires de recherche, dont l’industrialisation a été confiée à Kylia, commencent à se vendre sous le nom GeoKylia. La même chose est en cours avec Delair Tech, qui vient de lever 13 millions d’euros et qui va industrialiser notre caméra légère photogrammétrique.
Quel est le rôle du secteur public dans le développement de l’innovation ?
D. J. : À mes yeux, les territoires vont de plus en plus fonctionner comme des plateformes. Ils fournissent de plus en plus leurs données sous forme d’API afin de mieux nourrir les écosystèmes en alimentant des flux, des services métier.
C. P. : La commande publique est également un support important pour développer l’écosystème des start-ups. Mais se pose la question de la coordination de ces écosystèmes locaux. Pour gagner sa vie, il faut atteindre une certaine taille de marché.
D. J. :C’est la loi du marché.
C. P. : C’est aussi là que l’État a un rôle à jouer en apportant une vision plus globale, en évitant que deux logiciels de détection de fuite ne soient pas développés dans deux villes différentes si les besoins sont les mêmes. Aujourd’hui, il existe de nombreux dispositifs de soutien à l’innovation mais ils sont mal coordonnés.
D. J. : Je suis d’accord mais pour moi, les start-ups les plus prometteuses sont celles qui sont tournées vers les marchés, pas celles qui cumulent les subventions. L’innovation est tirée par la géolocalisation et c’est nous qui la rendons possible. Il y a encore des champs complets d’innovation pour pousser l’information géographique ailleurs, afin de contextualiser l’information.
Mais tout n’est-il pas dans les mains de Google maintenant ?
D. J. : Je pense que Google est centré sur le marché de masse. D’ailleurs, à mes yeux, l’entreprise a peu innové dans le domaine de l’information géographique.
C. P. : Je ne suis pas si sûr que vous. Le rachat de Skybox, de Waze… ont apporté des innovations dont on ne voit pas encore les effets. Mais cette concentration sur le marché de masse nous laisse de la place. Le risque, c’est que Google propose une solution basique qui ouvre certes le marché grand public mais qui tire également le marché professionnel vers le bas. À nous d’être agiles pour développer nos marchés.
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